L'Histoire se fait avec des sources                                      

L’histoire, dans son acception courante, est à la fois le passé des hommes et la connaissance que nous en avons. Mais le passé est révolu, nous ne l’observons pas. Il n’en a pas pour autant totalement disparu. Il nous a laissé des traces par lesquelles nous pouvons le connaître. L’histoire est donc la connaissance du passé par les traces qu’il nous a laissées. Bien des auteurs l’ont dit mieux que nous. Est-il vraiment utile de formuler à nouveau maladroitement ce qui l’a déjà été avec tant de clarté par nos brillants devanciers ? Nous nous effacerons donc un moment derrière ces maîtres dont on consultera les oeuvres avec profit.

Pour Charles Seignobos : " Il n’y a […] pas de faits historiques par leur nature ; il n’y a de faits historiques que par position. Est historique tout fait qu’on ne peut plus observer directement parce qu’il a cessé d’exister. Il n’y a pas de caractère historique inhérent aux faits, il n’y a d’historique que la façon de les connaître." (Charles Seignobos, La méthode historique appliquée aux sciences sociales, Paris, Félix Alcan, 1901, cité par Antoine Prost, Douze leçons sur l’histoire, Paris, Seuil, Folio Histoire, 1996, p.69.)

Henri Moniot, comme bien d’autres, l’a affirmé à son tour : " L’histoire se fait avec des restes – on préfère dire, de façon plus distinguée : avec des documents, ou avec des sources. " (Henri Moniot, Didactique de l’Histoire, Paris, Nathan, 1993, p.49).

Pas de traces, donc, pas d’histoire. C’est le sens de ces propos définitifs de Charles Victor Langlois et de Charles Seignobos : " L’Histoire se fait avec des documents. Le documents sont les traces qu’ont laissées les pensées et les actes des hommes d’autrefois. Parmi les pensées et les actes des hommes, il en est très peu qui laissent des traces visibles, et ces traces, lorsqu’il s’en produit, sont rarement durables : il suffit d’un accident pour les effacer. Or, toute pensée et tout acte qui n’a pas laissé de traces, directes ou indirectes, ou dont les traces visibles ont disparu, est perdu pour l’histoire : c’est comme s’il n’avait jamais existé. Faute de documents, l’histoire d’immenses périodes du passé de l’humanité est à jamais inconnaissable. Car rien ne supplée aux documents : pas de document, pas d’histoire. " (Charles Victor Langlois et Charles Seignobos, Introduction aux études historiques, Paris, 1898, rééd., Paris, Kymé, 1992, Liv.I, chap I, cité dans Charles-Olivier Carbonnell et Jean Walch, Les sciences historiques de l’Antiquité à nos jours, Paris, Larousse, 1994, p.171).

Mais ces documents, quels sont-ils ? Selon Lucien Febvre : " L’histoire se fait avec des documents écrits, sans doute. Quand il y en a. Mais elle peut se faire, elle doit se faire, sans documents écrits s’il n’en existe point. Avec tout ce que l’ingéniosité de l’historien peut lui permettre d’utiliser pour fabriquer son miel, à défaut des fleurs usuelles. Donc avec des mots, des signes. Des paysages et des tuiles. Des formes de champs et de mauvaises herbes. Des éclipses de lune et des colliers d’attelage. Des expertises de pierres par des géologues et des analyses d’épées en métal par des chimistes. D’un mot, avec tout ce qui, étant à l’homme, dépend de l’homme, sert à l’homme, exprime l’homme, signifie la présence, l’activité, les goûts et les façons d’être de l’homme. Toute une part, et la plus passionnante sans doute de notre travail d’historien, ne consiste-t-elle pas dans un effort constant pour faire parler les choses muettes, leur faire dire ce qu’elles ne disent pas d’elles-mêmes sur les hommes, sur les sociétés qui les ont produites – et constituer finalement entre elles ce vaste réseau de solidarités et d’entraide qui supplée à l’absence du document écrit. " (Lucien Febvre, Combats pour l’histoire, Paris, Armand Colin, 1953, p.428 cité par Antoine Prost, Douze leçons sur l’histoire, Paris, Seuil, Folio Histoire, 1996, p82). A cette liste nous ajouterions aujourd’hui les documents audio-visuels, les témoignages écrits ou oraux, les œuvres d’art…

Le document, ou pour mieux dire, la source, fait-il cependant l’histoire ? Ce serait une erreur de le penser. Le document n’existe pas avant l’intervention de l’historien. " Il n’y a pas […] de document sans question. C’est la question de l’historien qui érige les traces laissées par le passé en sources et en documents " (Antoine Prost, Douze leçons sur l’histoire, Paris, Seuil, Folio Histoire, 1996, p.81) Faire de l’histoire, c’est avant tout poser des questions au passé puis découvrir ou créer les sources qui permettent d’y répondre. Ainsi, " l’initiative de l’historien se lit dès les sources mêmes. Rien n’est trace par nature, avant que ses dispositions d’esprit et ses questions lui fassent remarquer ce qui peut l’informer, et qui prend, alors, le statut de " source "." (Henri Moniot, op. cit., p. 50).

Résumons nous. L’histoire est un mode de connaissance par traces. Ces traces, soumises au questionnement de l’historien, deviennent des sources, dont les documents écrits sont certes les plus connues, mais ne constituent qu’une des multiples variétés. Tout est source à qui sait l’interroger. Ces sources, il faut encore les étudier, les confronter en mettant en place une procédure de vérité, la démarche critique. On peut alors énoncer des faits qui s’organisent en récit. On atteint pas là la vérité, d’autres questionnements et l’invention de nouvelles sources pouvant remettre en cause les acquis qui ne sont jamais définitifs. L’histoire n’énonce donc pas des vérités intangibles, mais elle met en place une procédure scientifique qui lui permet de dire vrai en fonction des sources dont elle dispose.

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